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Un regard de beauté et de bonté sur la vie et tout ce qu'elle nous offre au quotidien.

Le vide médian par François Cheng

Le vide médian par François Cheng

Selon la juste vision du Tao, le Vide médian intervient chaque fois que le yin et le yang sont en présence. Drainant la meilleure part des deux, il est ce troisième souffle qui élève l'un et l'autre vers une transformation créatrice, et leur permet de se dépasser. Tant il est vrai que l'accomplissement de chacun n'est point en soi, mais en avant de soi. Les anciens Chinois - notamment du côté des taoïstes, mais les autres courants de pensée, sur ce point, ont fini par épouser leur vue - ont développé une conception unitaire, et organique de l'univers vivant où tout se relie et se tient. À la base de cette vision originale : le souffle. Le souffle primordial constitue l'unité originaire de tous les éléments et ne cesse d'animer toutes choses vivantes, les reliant en un gigantesque réseau d'engendrement et de circulation, appelé le Tao : "la Voie".


Comment se manifeste la fécondité du souffle ? Son mouvement fondamental est ternaire, selon les sages de la Chine antique qui se fondaient sur une approche phénoménologique de la vie en son infinie variété, à travers les "Dix mille" êtres. Ces penseurs distinguaient trois types de souffle émanant tous du souffle primordial et agissant de façon concomitante : le souffle yin, le souffle yang et le souffle du Vide médian. Le yin et le yang commencent à être familiers à l'esprit occidental. On sait que le premier incarne la douceur réceptive, que le second incarne la puissance active. Chaque être acquiert sa spécificité en entrant en interaction avec d'autres êtres, et en premier lieu avec son partenaire privilégié, son complémentaire. Car la vie s'exprime naturellement par paire. Ainsi en va-t-il de l'homme et de la femme, du mâle et de la femelle, bien entendu. Mais la dialectique du couple régit aussi les grandes entités de l'univers : le ciel yang et la terre yin, le soleil yang et la lune yin, la montagne yang et le fleuve yin, le rocher yang et l'herbe yin, l'oiseau yang et les fleurs yin...


Mais si l'on s'en tient à cette simple énumération binaire, on pourrait croire que la pensée chinoise est duelle, voire dualiste. C'est que l'on oublie souvent le Vide médian, ce grand Trois né du Deux, et qui permet au Deux de se dépasser. Le Vide médian, tirant son pouvoir du Vide originel, intervient chaque fois que le yin et le yang sont en présence. Dans l'idéal, il a le don de créer un espace vivifiant et d'y entraîner le yin et le yang en vue d'une créative interaction. Drainant la meilleure part des deux, il les élève vers une transformation bienfaisante. Cette circulation ternaire a lieu aussi bien à l'intérieur d'une entité vivante - puisque tout être est habité par le yin et le yang, avec un pôle plus marqué pour l'un ou pour l'autre - que dans la relation entre toutes les entités vivantes. La montagne et le fleuve, par exemple, ne sont pas seulement deux partenaires qui se trouvent en vis-à-vis. Ils entretiennent un rapport bien plus intime, une relation d'entrecroisement, d'interpénétration, de devenir mutuel - les Anciens ne racontent-ils pas que la montagne est formée à l'origine par des " vagues figées " ? Et les eaux du fleuve, en s'évaporant vers le ciel à chaque instant et en se transformant en pluie pour ré-alimenter la source au sein de la montagne, ne montrent-elles pas qu'elles habitent la montagne, étape temporaire dans leur incessante circulation ? Oui, le vrai mouvement de l'être est circulaire, il se fait non en ligne droite mais en cercles concentriques, ce qui lui permet d'aller sans cesse à la rencontre d'autres cercles nés d'autres êtres.


D'où l'importance accordée par les Anciens au rôle constant joué par le souffle du Vide médian, et par suite, à tout ce qui se passe entre. " Dans l'idéal ", avons-nous dit. Mais ce qui se passe entre ne relève pas toujours du bien, tant s'en faut. L'humain fait souvent l'expérience du contraire, fausses rencontres ou échanges néfastes qui n'engendrent que blessures, souffrances ou mal extrême - réalités que nous n'entendons pas éluder dans notre poésie. S'impose donc la nécessité d'un critère de valeur. Celui qui est avancé par les maîtres du Tao est au demeurant simple, pour ne pas dire élémentaire. L'un des commentaires du Livre des mutations (Yi Jing) n'affirme-t-il pas : "La Vie engendre la Vie, il n'y aura pas de fin " ? Ainsi, la bonne relation est celle qui va dans le sens de la vie ouverte, celle qui porte à leur plus haut degré promesses et virtualités en vue d'une réalisation plénière, à l'instar d'un arbre ou d'une fleur dont la croissance tend vers la plénitude de leur forme.


Ainsi centrée sur l'entrecroisement et le relationnel - et proche en cela de l'idée de " chiasme " prônée par Merleau-Ponty -, la pensée chinoise a peut-être manqué de porter l'attention nécessaire sur le statut des êtres en soi et sur le droit qui les protège. Mais elle s'est avérée particulièrement opérante dans le domaine esthétique : dès le IVe siècle environ, s'était élaborée une philosophie esthétique qui tentait de penser la " beauté " révélée par l'intime dialogue entre l'homme et la nature, et par les diverses formes de la création artistique. Une telle philosophie s'appuyait sur les deux grandes figures rhétoriques issues de la très ancienne tradition du Livre des Odes, à savoir le bi, comparaison par laquelle l'homme cherche dans la nature un élément pour illustrer un sentiment jailli en lui, et le xing, incitation par laquelle certains éléments de la nature éveillent en l'homme des sentiments latents. De ces deux idées fondatrices, les maîtres ont dégagé un ensemble de réflexions qui se cristalliseront plus tard, sous les Song (XII-XIlI siècle), autour de la notion centrale de qing-jing, "" sentiment-paysage ". Celui-ci désigne l'interpénétration de l'esprit humain et de l'esprit du monde, tous deux étant censés mus par le même qi, "souffle-esprit", et par le même yi," désir, élan, intentionnalité ".




Le vide médian par François Cheng
Le vide médian par François Cheng

Selon une célèbre pensée de Confucius, " l'homme d'intelligence aime l'eau, l'homme de cœur aime la montagne ". Qu'est-ce à dire ? Que la vision des éléments naturels est de même essence que la vision du monde intérieur de l'homme. Cette idée de " sentiment-paysage ", à son tour, connaîtra au cours des siècles un approfondissement continu. Elle s'exprime tout entière dans cette parole de Shitao, le grand peintre du XVIIe siècle : "Je détiens le nœud de la montagne, son cœur bat en moi. " On pourrait d'ailleurs en trouver un écho lointain et inattendu chez le peintre occidental le plus proche des grandes intuitions chinoises, Paul Cézanne, qui disait à propos de la Sainte-Victoire : "La montagne pense en moi, je deviens sa conscience. " Cézanne comme Shitao savent que toute œuvre d'art est justement un Trois qui, drainant la meilleure part du Deux, permet aux deux - l'artiste et son sujet - de se transcender. Ainsi s'épanouira une grande tradition de pensée, valable aussi bien pour la poésie que pour la peinture, et dans laquelle la " beauté " est essentiellement considérée comme un processus de devenir résultant d'une rencontre. Le poète ou l'artiste passe par une transformation initiatique dont le rythme est encore ternaire, et dont les phases ont pour nom yin-yun, " éléments en interaction ", qi-yun, " souffles rythmiques ", puis shen-yun, " résonance divine ". Au faîte de cette élévation il atteint l'état suprême, lequel sera suggéré par des expressions d'inspiration souvent bouddhique telles que xiang wai zhi xiang, " essence par-delà les figures " et yi-jing kong-ling, " l'âme humaine résonant à l'unisson de l'âme universelle ".


Le propos de la poésie et de la peinture chinoise est de traquer le mystère né de l'incessant échange entre les grandes entités : bien entendu entre le ciel et la terre, entre la montagne et la mer, entre le val et les nues, entre les arbres et les rochers, mais aussi entre les choses apparemment minimes et furtives, non moins " illuminantes " : entre un rayon du couchant qui s'attarde et le muret moussu qui n'est qu'attente, entre les feuilles de bananier assoiffées de chant et l'arrivée de la pluie bienfaisante, entre le papillon qui referme un instant ses ailes et les anémones qui déploient leurs pétales, entre la branche gorgée de sève et l'oiseau perché qui, sentant l'irrépressible poussée, lance son cri...


Rien de nouveau sous le soleil ? Certes. On a découvert tous les continents et recensé (presque) toutes les espèces. On a même lu tous les livres. Mais n'ayons garde d'oublier les innombrables " entre " qui ont lieu à tout instant sous nos yeux. Acceptons le constat que ce qui surgit entre les vivants, fait d'inattendus et d'inespérés, est toujours neuf. Assurément, le Tao se manifeste dans ce qui est pleinement donné, là. Mais il se dévoile tout aussi bien, sinon davantage, dans ce qui se devine, dans ce qui advient au creux des interstices. Nous ne doutons pas que c'est au "royaume de l'intervalle", dans la "vallée où poussent les âmes " - selon l'expression de John Keats - qu'en réalité chacun des vivants prend conscience de son unicité et devient par-là présence. Et, de présence en présence, le Tao offre à ceux qui savent l'accueillir la dimension ouverte de la Transfiguration.

Le vide médian par François Cheng
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D
ma poésie reste un dépassement de soi , $ar l'épanouissement de soi , car meme dans la vie , je reste debout, au gré du vent et au souffle du vent , comme la tige du roseau , qui se plie et ne rompt pas !!!!seule la nature et la culture ranime, ravive et mon coeur et mon ame , ma vie ,je m'enivre!!!!!!
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