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Un regard de beauté et de bonté sur la vie et tout ce qu'elle nous offre au quotidien.

Retour de Sibérie...

 Je voyage. Non pas en taxi-brousse ni même en 4x4 avec chauffeur. Non, je voyage sur place. Je scrute avec attention l’horizon habituel de mon quotidien, décelant ça et là l’ouverture qui me permet de partir à l’aventure. C’est un papillon bleu. Ou jaune. C’est ce raisin encore vert cueilli par les mains enfant. C’est l’opulence de ce bougainvilliers, extravagant et sans complexe aux portes du couvent. C’est le ciel qui soudain se fâche, fait la grimace et tonne sourdement. Que lui avons-nous fait pour qu’il devienne si lunatique, ce ciel d’été changeant, instable ? C’est, bien sûr, le soleil, mais sur le soleil il y a trop à dire, son enveloppe de chaleur et de lumière qui caresse nos corps fragiles… Le soleil est ce roi indétrônable qu’une cours obséquieuse retient pour son profit, mais au fond il est souverain et ne se laisse guider que par son destin, impénétrable, celui de permettre, avec d’autres, la vie.

 

 Je voyage par les livres, jardins aux fruits délicieux, parfois surprenants. Je me laisse emporter par leurs flots sans opposer la moindre résistance : toujours François Cheng, qui ne cesse de m’emporter À l’Orient de tout. Poèmes précieux comme des pépites que, dans ma fièvre d’orpailleuse, je brasse avec avidité. Ma seule richesse est de les lire, les relire, sans jamais les posséder. Je les découvre, neufs, à chaque fois ;

 

Viens donc vers ce lieu d’accueil

Viens ici où propice encore

est l’ombre humaine

Frugale la table

Net le lit

 

Mais trop bref le mot

Pour dire le long délaissement

Trop las le geste

Pour montrer

la plaie du mépris

 

Sous le pansement souillé

L’œil qui se veut digne

Dresse l’emblème

De la lancinante

existence terrestre

 

Et puis des histoires russes ressurgissent – ma période russe traîne en longueur, elle revient sur le devant de la scène : aurais-je besoin de rattacher ce passé à mon présent par le fil du vagabondage ? La Sibérie, cette expédition de steppes et de vents, de fantômes soviétiques, de vies arrachées à la terre et congelées dans le sol… rien à voir avec Madagascar, si ce n’est ce besoin de neuf et de dépaysement, non par divertissement mais par passion du vivant. Besoin étrange que de devoir aller à la rencontre de l’étranger sans lequel je ne sais plus qui je suis. Je dois toujours faire le détour par l’autre pour me retrouver… Bref, la Russie s’invite dans mes pages choisies à l’Institut Français. Joie enfantine de tenir un livre propre et récent entre les mains (comme quoi le luxe n’est pas ce que imaginons). Je suis lasse des vieilles choses usées et sales, des objets poussiéreux, déjà morts, qu’on nous offre ici. Rebuffade. À force de porter des chiffons on se fripe de l’intérieur. À force de ressasser du vieux, on recule au lieu d’avancer. Donc, pour en revenir aux étendues russes, me voilà de nouveau En Sibérie avec Colin Thubron, écrivain-voyageur qui relate son vaste périple accompli juste après l’ouverture du pays. Je me régale. Je vois très précisément ce dont il parle, les lieux qu’il décrit, même sans y être passée. Ma traversée sibérienne a laissé en moi une bienheureuse cicatrice, tel un rift dans ma mémoire qui sépare l’avant de l’après et dont la longue faille âpre et abrupte en ses débuts s’adoucit désormais en vallée verdoyante.

« Je me retrouvai au milieu d’un peuple robuste et basané. Les têtes des femmes étincelaient sous les foulards parcourus de fils d’or. Le débit de mitrailleuse de leurs paroles, entravé par l’incursion soudaine de gutturales ou de glottales, emplissait le bus de sons râpeux et de pépiements. Certaines étaient belles. Les nez aplatis et les lèvres resserrées ne dérangeaient pas la large étendue des joues et des fronts, qui soulignaient l’isolement emplumé des sourcils, tant admirés des Chinois. Une confiance renée avait depuis longtemps poussé ces mères à donner des noms turcs ou mongols à leurs enfants, si bien qu’on entendait de temps en temps fuser un ordre enjoignant au petit Gengis d’arrêter de se battre ou à Oirot de rester tranquille sur son siège. »

 

Voilà donc de quelle manière je voyage, en empruntant ce bus déglingué traversant l’Altaï aux côtés de Thurbron. Je me tourne moi aussi vers ces passagères. Je vois leurs dents en or (elles ont toutes des dents en or) et leurs faces austères, ridées comme de vieilles pommes, tranchées d’un sourire étincelant (à cause de leurs dents en or…). Et lorsque je m’éveille de ce rêve éveillé, lorsque je ferme le livre, j’atterris un peu sonnée dans mon univers malgache, telle Ariane qui reviendrait d’une expédition lunaire. La transition est parfois délicate. Je garde sur ma peau une fine pellicule de givre et je dois me secouer pour sortir de cette torpeur fraiche et humide. Je cherche par la fenêtre des mes sens les sons, les odeurs, les impressions qu’auraient laissés en moi les Russes dans leur diversité et leur originalité. Mais je ne perçois que ce soleil au zénith qui baigne ce jardin exalté, jardin-eden qui nous offre ses fruits en abondance. Point de neige, encore moins de glace. Point d’autre immensité que celles que mon cœur aura voulu préserver : l’immensité du souvenir fugace d’un visage buriné, ou encore celle du blanc inquiétant de froideur et d’incertitude lorsque la neige recouvre solidement ces terres perdues. L’immensité du tracé des routes. De la forêt, taïga puis toundra puis plus rien que lichens et pierres congelés. L’immensité d’un rien qui règne nulle part.

sibir.jpg

L'Altaï ... bienvenus en Sibérie !

 

Mont.-Mada.JPG

Les hauts plateaux... Bienvenus à Madagascar !

 

Ici, par contraste, à Madagascar, je suis cernée de regards, toujours regardée, entourée d’yeux curieux, environnée de pupilles concentrées sur ma personne passant dans les rues poussiéreuses et trouées. Voilà ce qui me manque : passer inaperçue. Je voudrais sortir de leur champ de perception, me fondre dans leur paysage mental pour ne plus apparaître comme celle-qui-n’est-pas-comme-nous, parce qu’elle est blanche, donc riche. J’aimerais tellement qu’ils intègrent cette notion de différence sans la séparer d’eux. Ils nous mettent à part, les blancs-colons, les blancs-argent, les blancs-dont-on-profite. Nous sommes automatiquement catégorisés. Ces regards ne sont pas méchants ni même railleurs. Ils ne se moquent pas. Ils s’approprient mon étrangeté comme source de profit, c’est tout. Je voyagerais au bord de la Brink’s, ça aurait le même effet. Cet effet dure, perdure, après six mois de présence déjà. Ces regards collent comme de mauvais chewing-gum, tenaces ils nous tenaillent. La Sibérie me manque : je pourrais m’y cacher derrière un arbre, alors qu’ici tous les buissons sont habités d’enfants ou de bêtes, parfois les deux ensemble. L’aspect désertique des Hauts Plateaux est faux, c’est un trompe-l’œil. Tout y est caché. Un mot proféré dans la rizière ricoche et rebondit sur les flancs des montagnes alentours, qui se les renvoient et le bruit court que… Il me semble que même le zébu est coupable ! Et ce foudi cardinalice, à quoi joue t-il dans les branches de cet avocatier ? Ne colporte t-il pas lui aussi quelques vaines paroles insensées ? Tout ce que l’air brasse ici, tout ce qu’il épaissit dans la lourdeur des jours pauvres et laborieux, dans son silence de mort. Comment respirer ? Heureusement, la Sibérie s’offre à moi, lointaine et aussi réelle que l’Océan indien que je n’ai pas encore vu. Refuge, valeur sûre, lieu d’oxygénation. Ma résidence secondaire en quelque sorte…

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D
<br /> Je suis tombé par hasard sur ton article qui me fait passer d'un continent à l'autre j'adore.<br /> <br /> <br /> Continue c'est trop super<br />
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Y
<br /> Déjà 6 mois...<br /> <br /> <br /> et oui !<br /> <br /> <br /> Yolande<br />
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